22.
Une Magie très ancienne
Au Royaume d’Émeraude, après le départ de ses compagnons, Santo demanda à ses jeunes soldats de veiller sur les élèves magiques pendant les repas du matin, du midi et du soir et de les mettre ensuite au lit. Il était important de rassurer ces enfants si sensibles. Le reste du temps, les Chevaliers de garde au château étaient libres de faire ce qu’ils voulaient, sauf des bêtises évidemment.
La plupart choisirent de faire des recherches à la bibliothèque pour répondre à certaines questions embêtantes des enfants sur l’histoire du continent. Ceux qui avaient des Ecuyers préférèrent poursuivre leur éducation guerrière dans la grande cour. Les autres entreprirent d’observer les étoiles, la nuit, afin d’identifier le héros mystérieux dont leur avait parlé Elund.
Santo leur donna également la permission de se balader à cheval dans la campagne environnante, à condition de ne pas quitter le château tous en même temps. Il savait que les apprentis, qui commençaient à peine à maîtriser leur destrier de combat, devaient continuer de s’exercer s’ils voulaient un jour devenir de bons soldats. La vie était décidément plus calme dans ce royaume éloigné de la mer, mais puisque Émeraude abritait le porteur de lumière, les Chevaliers demeuraient vigilants.
Ce matin-là, Santo sortit prendre l’air dans la cour. Mann, son Ecuyer, avait plutôt accompagné ses frères dans le hall du roi où les élèves d’Emeraude avalaient leur premier repas de la journée. Le temps était frais et les gros nuages qui roulaient à l’horizon ne semblaient pas menaçants. Santo décida d’étriller son cheval avant d’aller offrir ses services de guérisseur aux villages voisins.
En se rendant à l’écurie, il vit Farrell au pied de la tour du Magicien de Cristal. Sur le seuil, Armène tenait le petit Atlance dans ses bras, mais le papa éprouvait des ennuis avec Nemeroff, son fils aîné, qui se débattait furieusement au bout de sa main en hurlant. N’ayant aucune obligation pressante, Santo crut bon d’aller voir s’il ne pouvait pas régler le conflit. Les Chevaliers d’Emeraude étaient les gardiens de la paix, même dans les désaccords familiaux.
En s’approchant, le guérisseur constata la patience du père qui essayait d’amadouer son enfant. Mais Nemeroff, déjà sous le choc d’avoir vu repartir sa mère quelques jours à peine après son retour au château, ne voulait pas être séparé de son père.
— Lassa te permet de jouer avec tous ses jouets, voulut le tenter Farrell.
— Non ! Pas jouets !
— Puis-je vous venir en aide, maître Farrell ? proposa Santo.
En apercevant l’étranger, Nemeroff cessa toute résistance. Il fonça derrière les jambes de son père pour se cacher dans les plis de sa tunique et risqua un œil inquiet sur Santo.
— Il est encore bien étrange pour moi de vous entendre m’appeler ainsi avoua le magicien avec un sourire aimable. Mais je ne vois pas comment vous pourriez m’aider, à moins que vous ne possédiez le don de raisonner les petits ouragans de deux ans.
— Je n’ai jamais été père moi-même, mais j’aime les enfants. S’il ne veut pas aller jouer dans la tour, c’est sans doute qu’il a envie de rester dehors. Il fait un temps magnifique, aujourd’hui. Me donnez-vous la permission de m’occuper de lui ?
— Si cela ne vous empêche pas de vous acquitter de vos devoirs, oui, je vous en serais reconnaissant.
Santo s’accroupit devant Nemeroff qui l’examinait de sa cachette.
— Est-ce que tu aimerais jouer avec moi ? l’invita-t-il en projetant une puissante vague d’apaisement vers lui. Je m’appelle Santo et je voudrais être ton ami.
— Jouer dehors…, geignit l’enfant en faisant la moue.
— Moi aussi, je veux jouer dehors.
Le garçonnet se réjouit enfin alors que les vibrations de Santo calmaient son âme. Il se précipita dans les bras du Chevalier avec tant de force qu’il faillit le faire basculer sur le sol. Santo se leva en le serrant contre lui et remarqua l’air ébahi du magicien.
— Il est généralement farouche avec les inconnus, s’étonna Farrell.
— Mais je n’en suis pas un, je suis son ami, assura le guérisseur en embrassant Nemeroff sur la joue.
— Vous avez très certainement un don.
— Pendant qu’Armène s’occupera de votre bébé et que j’amuserai son grand frère, vous pourrez donner vos cours la tête tranquille.
— Je ne sais pas comment vous remercier, sire Santo.
— Formez de bons élèves et je serai content.
Voyant que le Chevalier maîtrisait la situation, Armène disparut avec Atlance dans la grande tour du Magicien de Cristal, qui était désormais sa maison à elle.
— Veux-tu que nous accompagnions papa jusqu’à sa classe ? demanda Santo à Nemeroff.
— Non ! répondit-il sur un ton de petit dictateur.
— J’espère qu’il ne vous fera pas regretter votre bonté, plaisanta Farrell. Vous pourrez me le ramener lorsque vous serez à bout de forces.
Santo s’inclina respectueusement devant le magicien et le regarda s’éloigner en direction de sa tour, où les élèves le rejoindraient sous peu. Il connaissait ce paysan depuis quelques années déjà. Sa transformation depuis son mariage avec Swan ne cessait de le surprendre.
— Que faisons-nous maintenant, jeune homme ? fit le guérisseur en accordant toute son attention à l’enfant.
Il avait les cheveux noirs et les yeux pâles de son père, mais son visage était une réplique miniature de celui de Swan. Santo ressentait aussi la même énergie orageuse dans toutes les fibres de son corps d’enfant.
— Dis-moi à quoi tu veux jouer.
— Courir ! s’écria joyeusement Nemeroff.
« Cela ne doit pas lui être souvent permis pendant que son père enseigne la magie aux élèves d’Émeraude », pensa le guérisseur en le déposant sur le sable.
— C’est d’accord. Je suis un grand chat sauvage de Rubis et je vais te manger !
L’enfant détala en direction de l’écurie en poussant des cris de plaisir. Le Chevalier lui donna aussitôt la chasse. Ils se poursuivirent entre les bottes de foin, les charrettes, les poules, les chèvres et les serviteurs ahuris pendant plus d’une heure. Lorsque Mann, l’Écuyer de Santo, les rejoignit, ils pataugèrent ensemble dans l’étang contigu à l’écurie en essayant d’attraper des grenouilles.
Lorsque l’enfant demanda grâce, Santo et son apprenti décidèrent qu’il viendrait avec eux dans les villages voisins, où ils prodiguaient des soins de santé aux villageois. Le Chevalier informa Kerns de ses intentions afin qu’il surveille le château en son absence. En grimpant sur son cheval avec le petit, Santo songea que c’était la confiance que les Chevaliers plaçaient les uns dans les autres qui faisait de leur Ordre de chevalerie une unité de combat si efficace.
Nemeroff ouvrit tout grand les yeux en traversant les villages. Il resta sagement près de ses nouveaux amis pendant que Santo guérissait les paysans. L’enfant commençait à s’apercevoir que le monde s’étendait au-delà de la ferme où il avait vu le jour et du château où il vivait maintenant avec son père.
Un peu avant le coucher du soleil, Santo et Mann rentrèrent au bercail. Assis en selle devant le Chevalier, Nemeroff était beaucoup plus calme. Les classes n’étant pas encore terminées, le guérisseur emmena l’enfant aux bains avec lui. Il s’installa ensuite dans la nouvelle berceuse du hall des Chevaliers pour lui raconter une histoire. Son Ecuyer en profita pour rejoindre les Chevaliers dans le hall du roi où ils attendaient les élèves.
Santo parla à Nemeroff des royaumes invisibles et des dieux qui y réglaient le sort des hommes. Le gamin écouta attentivement son récit, même s’il n’y comprenait rien du tout, en se laissant bercer avec contentement.
Lorsqu’il sentit que les jeunes avaient quitté leurs classes, Santo estima qu’il devait rendre son petit camarade à son père. Mais Farrell le devança. Avant que le Chevalier puisse se lever, le nouveau maître entra dans la grande pièce.
Nemeroff sauta sur le plancher, courut jusqu’à lui et grimpa dans ses bras. Pendant qu’ils se faisaient des câlins, Santo capta au fond de l’âme du paysan d’Émeraude une énergie qu’il avait cru disparue à tout jamais.
— Je vous remercie de lui avoir procuré autant de plaisir aujourd’hui, lui dit Farrell.
L’expression de stupeur sur le visage de Santo lui révéla qu’il était démasqué. Il devait donc mettre les choses au clair tout de suite avec lui avant qu’il alerte ses compagnons.
— N’ayez aucune crainte, Chevalier, le rassura le renégat d’une voix tranquille. Je ne suis pas revenu pour semer la destruction dans vos rangs. Tout comme je l’ai déjà expliqué à Wellan, je ne me suis pas emparé du corps de Farrell, je le partage avec lui.
— Wellan sait que vous êtes Onyx ? s’étonna Santo en se levant lentement.
— Il m’a surpris à la bibliothèque au milieu de la nuit. Il a accepté de ne pas me dénoncer.
Son fils dans les bras, Farrell s’assit sur un banc. Il fixa Santo de ses yeux très pâles en attendant sa réaction. Le guérisseur était un homme sensible et des arguments logiques ne suffiraient pas à le convaincre qu’il ne représentait aucun danger pour l’Ordre.
— Le Magicien de Cristal vous a éliminé, articula enfin le Chevalier, qui ne comprenait pas ce qui s’était passé.
— Il m’a enfermé dans les murs de sa tour, mais par un geste inconscient, Wellan m’a libéré de ma prison de pierre. Alors que je cherchais un nouveau corps, Abnar a bien failli m’achever. Je me suis tout de suite mis dans un état catatonique et il a cru que j’étais mort. En réalité, j’étais très faible. J’ai utilisé tout ce qu’il me restait d’énergie pour errer dans la campagne à la recherche d’un nouveau corps. J’ai eu beaucoup de chance d’atteindre aussi rapidement la ferme de Farrell, car il est plus facile pour moi de m’intégrer à la personnalité d’un de mes descendants.
— Quand cela est-il arrivé ?
— Avant la naissance de Nemeroff, mais Wellan ne m’a démasqué que tout récemment.
— Vous êtes revenu parmi nous depuis tout ce temps et personne ne s’en est rendu compte ? s’exclama Santo, de plus en plus stupéfait.
— J’ai conservé l’énergie de Farrell autour de moi pour dissimuler la mienne.
— Mon devoir de Chevalier d’Émeraude est de protéger les habitants du continent contre tout ce qui les menace, déclara bravement le guérisseur, même s’il savait que son interlocuteur était un puissant magicien.
— Je connais fort bien votre serment, puisque je l’ai prononcé il y a plusieurs centaines d’années, lui rappela Onyx. Vous n’avez rien à craindre, ma vengeance ne vise que les Immortels.
— Je suis l’un des protecteurs du porteur de lumière, souligna Santo.
— Je n’ai pas l’intention de mettre la vie de Lassa en danger Je suis prêt à attendre que la prophétie se soit réalisée avant d’assouvir ma vengeance.
— Avez-vous seulement pensé à l’avenir de vos enfants si Abnar arrivait une fois encore à vous écraser ?
— Ils seront grands à ce moment-là et ils n’auront plus besoin de moi. J’ai tout prévu.
Santo le dévisagea pendant un moment. Farrell semblait très calme. Devait-il l’arrêter lui-même ou attendre le retour de Wellan ?
— J’ai beaucoup de respect pour vous, sire, poursuivit le magicien, qui captait ses pensées. Alors, ne m’obligez pas à me défendre en commettant un acte irréfléchi.
Le Chevalier guérisseur hésita. Si Wellan savait que ce meurtrier vivait parmi eux, pourquoi n’avait-il rien dit à personne ?
— Votre chef est un érudit tout comme l’était le grand Roi Hadrian d’Argent, répondit Onyx à sa question silencieuse. Il ne voit pas qu’un danger en moi, il voit aussi ce que je peux lui apporter de connaissances militaires et historiques. Et si cela ne vous importe pas, songez alors à mes enfants et à ma femme, qui seraient inconsolables si je devais m’exiler de nouveau.
Farrell savait qu’il ligoterait Santo en faisant appel à ses sentiments. Il se leva, en gardant ses yeux de loup sur le guérisseur toujours en proie à une grande confusion. Il ne pouvait pas s’ouvrir totalement à lui pour lui faire sentir sa véritable puissance, car ce geste risquait de faire sortir le Magicien de Cristal de sa cachette avant qu’il soit prêt à l’affronter. Il espéra de tout son cœur que Santo comprenne qu’il ne pouvait pas remporter un duel magique.
— Ami ? demanda Nemeroff en pointant le guérisseur.
— Oui, le Chevalier Santo est notre ami, affirma Farrell d’un air convaincu, ce qui rassura l’enfant. Et nous lui disons merci de t’avoir fait passer une aussi belle journée.
— Merci !
Farrell s’inclina devant le Chevalier d’Émeraude, bien qu’il eût préféré lui serrer le bras à la façon d’un frère pour sceller leur amitié. Chaque chose en son temps. Il fallait d’abord lui faire accepter son retour au château. Il lui tourna alors le dos, en élevant un bouclier de protection autour de lui et de son fils, et quitta la pièce.